Il y eut partout,
et de tout temps, de grands banquiers et de grands marchands, mais [...] l’organisation
capitaliste rationnelle du travail industriel n’est apparue qu’avec la
transition du Moyen Age aux temps modernes.
I, 2
Quel
capitalisme ?
Un tel concept historique [le
capitalisme] ne peut être défini suivant la formule genus proximum, différentia specifica,
puisqu’il se rapporte à un phénomène significatif pris dans son caractère
individuel propre ; mais il doit être composé graduellement, à partir de ses
éléments singuliers qui sont à extraire un à un de la réalité historique. [...]
la nature même de la conceptualisation des phénomènes historiques [historische
Begriffs-bildung], [...] n’enchâsse pas, à toutes fins méthodologiques, la
réalité dans des catégories abstraites, mais s’efforce de l’articuler dans des
relations génétiques concrètes qui revêtent inévitablement un caractère
individuel propre. (I, 2)
Définition du capitalisme en général par le gain
Malgré la citation
ci-dessus, le profit pourrait bien demeurer le genre de la définition du
capitalisme, bien que ce capitalisme ne soit pas la simple recherche du gain,
par essence, commune à divers lieux et temps ; ni donc l’échange, le
commerce, habituel aux âges moderne et antique, à la Chine comme à l’Europe.
« L’auri sacra fames [l’avidité
pour l’or] est aussi vieille que l’histoire de l’homme. [...] À toutes les
époques de l’histoire, cette fièvre d’acquisition sans merci, sans rapport avec
aucune norme morale, s’est donné libre cours chaque fois qu’elle l’a pu. (I, 2)
» Il est sa recherche rationalisée (avant-propos), là modalisée, qui en
Occident « a trouvé sa plus grande extension » (ibid.), c’est-à-dire l’organisation
rationnelle du travail libre (ibid.),
d’un système juridique particulier, d’une application technique de la science,
de l’entreprise, connaissant deux conditions essentielles ne lui étant pas
propres : la séparation du ménage et de l’entreprise, la comptabilité
rationnelle. Tout cela démontre un éthos qui
constitue le trait propre au capitalisme moderne, la différence spécifique il
semblerait.
L’éthos comme
trait distinctif ou différence spécifique
A partir d’une citation de B. Franklin, Weber décèle que
« l’esprit du capitalisme » ne réside ni dans quelque « sens des affaires », ni dans le gain, mais
dans une morale, une déontologie
particulière, ayant fait tomber la simple vertu sous la domination de l’utilité
(p. 27). Le gain est la souche de cet éthos social, nous l’avons vu, qui permet
à l’auteur de définir cet esprit :
Si le capitalisme a existé en Chine,
aux Indes, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen Age, comme nous le verrons,
c’est précisément cet éthos qui lui
faisait défaut.
Même dans la Florence des XIVe et XVe
siècles, où toutes les apparences étaient du capitalisme moderne, il ne l’était
pas, alors qu’au « milieu des forêts de Pennsylvanie, où les affaires
menaçaient de dégénérer en troc par simple manque d’argent, où l’on trouvait à peine
trace de grandes entreprises industrielles, où les banques n’en étaient qu’à
leurs tout premiers pas », l’éthos seul le rendait tel. Il y a des
ruptures entre le Moyen Age (éthos
de la besogne, prévoyance du résultat, négation du commerce pour s’enrichir, de
la noblesse portée sur ses terres...) et l’époque moderne, mais aussi une
continuité (travail libre et moyen ascétique, séparation de l’affaire du privé,
du capital de l’affaire de la fortune privée...)
Cette rupture est encore caractérisée par une
« recherche rationnelle et systématique » (p. 36) du profit, un « capitalisme
d’entreprise bourgeois » (p. 9). Il faudra donc étudier la naissance de la
classe bourgeoise : problème social avant tout, et dirigé par l’idée de
« rationalisme » qui, là encore, n’absorbe pas à lui seul l’essence
du mot mais revêt des caractères particuliers à l’Occident, et s’est heurté
contre la « tradition » (p. 33), qui cause une mentalité
contre-capitaliste (exemple de l’ouvrier, I, 2, p. 33), et « contre des
obstacles spirituels ». Pourtant,
L’éducation religieuse accroît les
chances de surmonter la routine traditionnelle. (p. 35)
puisqu’elle contient le travail comme « obligation
morale », la stricte économie et une sobriété. Une question donc (p.
10) : « de quelle façon certaines croyances religieuses
déterminent-elles l’apparition d’une "mentalité économique",
autrement dit l’ "éthos" d’une forme d’économie ? »
Quelle
confession ?
L’on commence par un fait, dans un pays (l’Allemagne) où
existent plusieurs « confessions religieuses » : les chefs d’entreprises
sont en grande majorité protestants (sans parler des juifs). A ce fait se
joignent les apparences premières : si les catholiques se veulent détachés
du monde, les protestants préfèrent la joie de vivre matérielle. Mais l’on voit
vite que le protestantisme a plusieurs visages, qu’il soit en Angleterre,
Amérique et Hollande, ou bien en France ou en Allemagne du nord (p. 21). Bien
plus, si « le problème que nous étudions ici, à savoir celui des
fondements religieux de l’idée "bourgeoise" de profession » (II,
1, D, note), il est étudié en relation avec l’ascétisme protestant, et il y a
continuité spirituelle entre l’ascétisme
des moines vivant hors du monde et l’ascétisme agissant dans le monde. [...] La
Réforme a fait sortir du monastère ascétisme rationnel chrétien et vie
méthodique pour les mettre au service de la vie active dans le monde. (p. 83,
note)
Il faut cependant se garder d’une erreur :
Disons-le une fois pour toutes : pour
aucun des réformateurs [...] les programmes de réforme morale n’ont jamais
constitué la préoccupation dominante. Ces hommes ne furent à aucun degré des
fondateurs de sociétés pour la « culture morale », les représentants de
réformes sociales humanitaires ou d’idéaux culturels. Le salut des âmes – et
lui seul – tel fut le pivot de leur vie, de leur action. Leurs buts éthiques,
les manifestations pratiques de leurs doctrines étaient tous ancrés là, et n’étaient
que les conséquences de motifs purement religieux. C’est pourquoi nous devons
nous attendre à ce que les effets de la Réforme sur la culture, pour une grande
part – sinon, de notre point de vue particulier, la part prépondérante – aient
été des conséquences imprévues, non voulues, de l’œuvre des réformateurs,
conséquences souvent fort éloignées de tout ce qu’ils s’étaient proposé d’atteindre,
parfois même en contradiction avec cette fin.
Ainsi la présente étude pourrait sans
doute contribuer, pour sa modeste part, à faire comprendre de quelle façon les
« idées » deviennent des forces historiques efficaces. (I, 3, p. 58)
Il ne s’agira donc que de peser l’influence qu’a eue la
Réforme, parmi d’autres facteurs, sur l’esprit capitaliste, sans croire qu’elle
fût unique : « notre unique souci consistera à déterminer dans quelle
mesure des influences religieuses ont contribué, qualitativement, à la
formation d’un pareil esprit, et, quantitativement, à son expansion à travers
le monde. » (I, 3, p. 59)
Ce sera la « diaspora calviniste » qui sera la
« pépinière de l’économie capitaliste », plus que toute autre
doctrine protestante, dont le dogme le plus caractéristique est celle de la prédestination (II, 1, A, p. 64), bien
qu’elle soit aussi commune au jansénisme et à Pascal. Les élus sont séparés du
reste des peuples en étant prédestinée dans leur état de grâce (p. 85).
La grâce de Dieu est aussi impossible à
perdre pour ceux à qui elle a été accordée, qu’impossible à gagner pour ceux à
qui elle a été refusée.
Ceux-là ne sont qu’un petit nombre d’hommes, dont l’Eglise
se trouve dissoute, remplacée par un spiritualisme individuel, éloigné du Dieu,
de sa propre chair, et de son prochain (exemple du puritanisme, p. 69), ramené
qu’en lui-même à rencontrer le premier, n’ayant souci que de son salut
personnel et de sa propre conduite ascétique,
c’est-à-dire rationnelle au sein du monde.
Leurs [aux institutions sociales calvinistes] motifs intimes sont toujours
« individualistes », « rationnels ». L’individu n’y entre pas avec ses
émotions. (II, 1, A, note ; certaines sectes admettent ce sentiment)
Mais comment le gouffre entre Dieu et l’individu se
résorbe-t-il, pour que le travail « bourgeois », éthique ainsi qu’organisé,
puisse surgir au sein du débat religieux ? Il faut recourir à la
participation et à la mimésis platonicienne [« Selon Spener, l’aristotélisme, tout spécialement, constitua pour
le christianisme un élément des plus nuisibles. Tout autre courant était
préférable, en particulier le platonisme. » (p. 100, note)] : le
lien entre les œuvres (de l’individu) et son état de grâce (Dieu) imite celui
qui existe entre symbole et symbolisé : celui-là n’est qu’un moyen technique de reconnaissance, il
ne détermine en rien ce de quoi il provient. Mais il est le seul moyen de
savoir. Ainsi l’ascèse pourra être déterminée par la profession, la vocation
sur terre, preuve de l’état de grâce qui enlève au fidèle l’angoisse du salut
en la remplaçant par la tâche quotidienne. « Beruf », ou ses équivalents
anglais, néerlandais, etc. des pays du nord de l’Europe, a été par Luther
l’instrument pour fondre deux idées : celle de l’appel divin ou
ecclésiastique, et celle du travail temporel, alors qu’avant Luther les deux
sens restaient sans relation. Mais la tâche restera chez Luther donnée par le
sort et selon la satisfaction des besoins ; chez les autres (calvinisme, puritanisme,
piétisme, etc.), par le choix et l’utilité, limitée à ce précepte : Travaillez donc à être riches pour Dieu, non
pour la chair et le péché (p. 123) : fin en soi, refus des jouissances
immédiates du profit, de l’usage reflétant la créature, seule l’acquisition
rationnelle fut louée. Particulièrement en l’Angleterre puritaine,
post-élisabéthaine, l’on assistera alors à la chute des divertissements
considérés comme inutiles (littérature non scientifique, beaux-arts),
non-profitables. Le seul plaisir admis était celui qui ne devait rien coûter
(p. 131), puisque chaque penny appartenait à Dieu et devait être usé pour sa
gloire, avec un résultat nécessaire :
Si pareil frein de la consommation s’unit
à pareille poursuite débridée du gain, le résultat pratique va de soi : le
capital se forme par l’épargne forcée ascétique. (II, 2, p. 134)
En tant que telle, la richesse
constitue un danger grave ; ses tentations sont incessantes; la rechercher est
insensé. [...] Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est
le repos dans la possession. [...] [La contemplation] plait moins à Dieu que
l’accomplissement pratique de sa volonté dans un métier [Beruf] (II, 2, p. 116-7)
En outre, on put établir une analogie entre l’inégalité dans le domaine de la grâce
et celle dans celui du monde économique. Le mendiant médiéval, plus que toléré
puisqu’il permettait l’aumône, devient un réprouvé puisque sans travail il ne
peut manifester sa grâce. Ce n’est qu’après quelques époques que cette religion
à laquelle l’éthos était allié devint
à son tour un obstacle, lorsque la société ne pouvait plus admettre le refus de
l’usage des richesses. Il appartenait à la religion de s’affaiblir.
Les gens présentement animés par l’esprit
du capitalisme sont d’habitude indifférents, sinon hostiles à l’Église. Le
pieux ennui du paradis a peu d’attraits pour ces natures actives ; la religion
leur semble un moyen d’arracher les hommes aux travaux d’ici-bas. (I, 2, p. 39)
Bref, « la conduite rationnelle fondée sur l’idée de
Beruf, est né de l’esprit de l’ascétisme chrétien » est L’un des éléments
fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne. (p. 140)
Quel avenir ?
(en 1905)
Le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être. Car lorsque l’ascétisme
se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu’il
commença à dominer la moralité séculière, ce fut pour participer à l’édification
du cosmos prodigieux de l’ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions
techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui
détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus
nés dans ce mécanisme – et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition
économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que la dernière tonne de
carburant fossile ait achevé de se Consumer. Selon les vues de Baxter, le souci
des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la
façon d’ « un léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter ». Mais la
fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier.
En même temps que l’ascétisme
entreprenait de transformer le monde et d’y déployer toute son influence, les
biens de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et
inéluctable, puissance telle qu’on n’en avait jamais connue auparavant. Aujourd’hui,
l’esprit de l’ascétisme religieux s’est échappé de la cage – définitivement ?
Qui saurait le dire... Quoi qu’il en soit, le capitalisme vainqueur n’a plus
besoin de ce soutien depuis qu’il repose sur une base mécanique. Il n’est pas
jusqu’à l’humeur de la philosophie des Lumières, la riante héritière de cet
esprit, qui ne semble définitivement s’altérer; et l’idée d’accomplir son «
devoir » à travers une besogne hante désormais notre vie, tel le spectre de
croyances religieuses disparues. (II, 2, p. 141)
____________________
Bibliographie :
Weber, Max. L’éthique
du protestantisme et l’esprit du capitalisme, 1905.
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
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