Max Weber : l'éthique


Il y eut partout, et de tout temps, de grands banquiers et de grands marchands, mais [...] l’organisation capitaliste rationnelle du travail industriel n’est apparue qu’avec la transition du Moyen Age aux temps modernes.
I, 2



Quel capitalisme ?


Un tel concept historique [le capitalisme] ne peut être défini suivant la formule genus proximum, différentia specifica, puisqu’il se rapporte à un phénomène significatif pris dans son caractère individuel propre ; mais il doit être composé graduellement, à partir de ses éléments singuliers qui sont à extraire un à un de la réalité historique. [...] la nature même de la conceptualisation des phénomènes historiques [historische Begriffs-bildung], [...] n’enchâsse pas, à toutes fins méthodologiques, la réalité dans des catégories abstraites, mais s’efforce de l’articuler dans des relations génétiques concrètes qui revêtent inévitablement un caractère individuel propre. (I, 2)


Définition du capitalisme en général par le gain


Malgré la citation ci-dessus, le profit pourrait bien demeurer le genre de la définition du capitalisme, bien que ce capitalisme ne soit pas la simple recherche du gain, par essence, commune à divers lieux et temps ; ni donc l’échange, le commerce, habituel aux âges moderne et antique, à la Chine comme à l’Europe. « L’auri sacra fames [l’avidité pour l’or] est aussi vieille que l’histoire de l’homme. [...] À toutes les époques de l’histoire, cette fièvre d’acquisition sans merci, sans rapport avec aucune norme morale, s’est donné libre cours chaque fois qu’elle l’a pu. (I, 2) » Il est sa recherche rationalisée (avant-propos), là modalisée, qui en Occident « a trouvé sa plus grande extension » (ibid.), c’est-à-dire l’organisation rationnelle du travail libre (ibid.), d’un système juridique particulier, d’une application technique de la science, de l’entreprise, connaissant deux conditions essentielles ne lui étant pas propres : la séparation du ménage et de l’entreprise, la comptabilité rationnelle. Tout cela démontre un éthos qui constitue le trait propre au capitalisme moderne, la différence spécifique il semblerait.


L’éthos comme trait distinctif ou différence spécifique


A partir d’une citation de B. Franklin, Weber décèle que « l’esprit du capitalisme » ne réside ni dans quelque « sens des affaires », ni dans le gain, mais dans une morale, une déontologie particulière, ayant fait tomber la simple vertu sous la domination de l’utilité (p. 27). Le gain est la souche de cet éthos social, nous l’avons vu, qui permet à l’auteur de définir cet esprit :


Si le capitalisme a existé en Chine, aux Indes, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen Age, comme nous le verrons, c’est précisément cet éthos qui lui faisait défaut.


Même dans la Florence des XIVe et XVe siècles, où toutes les apparences étaient du capitalisme moderne, il ne l’était pas, alors qu’au « milieu des forêts de Pennsylvanie, où les affaires menaçaient de dégénérer en troc par simple manque d’argent, où l’on trouvait à peine trace de grandes entreprises industrielles, où les banques n’en étaient qu’à leurs tout premiers pas », l’éthos seul le rendait tel. Il y a des ruptures entre le Moyen Age (éthos de la besogne, prévoyance du résultat, négation du commerce pour s’enrichir, de la noblesse portée sur ses terres...) et l’époque moderne, mais aussi une continuité (travail libre et moyen ascétique, séparation de l’affaire du privé, du capital de l’affaire de la fortune privée...)
Cette rupture est encore caractérisée par une « recherche rationnelle et systématique » (p. 36) du profit, un « capitalisme d’entreprise bourgeois » (p. 9). Il faudra donc étudier la naissance de la classe bourgeoise : problème social avant tout, et dirigé par l’idée de « rationalisme » qui, là encore, n’absorbe pas à lui seul l’essence du mot mais revêt des caractères particuliers à l’Occident, et s’est heurté contre la « tradition » (p. 33), qui cause une mentalité contre-capitaliste (exemple de l’ouvrier, I, 2, p. 33), et « contre des obstacles spirituels ». Pourtant,


L’éducation religieuse accroît les chances de surmonter la routine traditionnelle. (p. 35)


puisqu’elle contient le travail comme « obligation morale », la stricte économie et une sobriété. Une question donc (p. 10) : « de quelle façon certaines croyances religieuses déterminent-elles l’apparition d’une "mentalité économique", autrement dit l’ "éthos" d’une forme d’économie ? »


Quelle confession ?


L’on commence par un fait, dans un pays (l’Allemagne) où existent plusieurs « confessions religieuses » : les chefs d’entreprises sont en grande majorité protestants (sans parler des juifs). A ce fait se joignent les apparences premières : si les catholiques se veulent détachés du monde, les protestants préfèrent la joie de vivre matérielle. Mais l’on voit vite que le protestantisme a plusieurs visages, qu’il soit en Angleterre, Amérique et Hollande, ou bien en France ou en Allemagne du nord (p. 21). Bien plus, si « le problème que nous étudions ici, à savoir celui des fondements religieux de l’idée "bourgeoise" de profession » (II, 1, D, note), il est étudié en relation avec l’ascétisme protestant, et il y a


continuité spirituelle entre l’ascétisme des moines vivant hors du monde et l’ascétisme agissant dans le monde. [...] La Réforme a fait sortir du monastère ascétisme rationnel chrétien et vie méthodique pour les mettre au service de la vie active dans le monde. (p. 83, note)


Il faut cependant se garder d’une erreur :


Disons-le une fois pour toutes : pour aucun des réformateurs [...] les programmes de réforme morale n’ont jamais constitué la préoccupation dominante. Ces hommes ne furent à aucun degré des fondateurs de sociétés pour la « culture morale », les représentants de réformes sociales humanitaires ou d’idéaux culturels. Le salut des âmes – et lui seul – tel fut le pivot de leur vie, de leur action. Leurs buts éthiques, les manifestations pratiques de leurs doctrines étaient tous ancrés là, et n’étaient que les conséquences de motifs purement religieux. C’est pourquoi nous devons nous attendre à ce que les effets de la Réforme sur la culture, pour une grande part – sinon, de notre point de vue particulier, la part prépondérante – aient été des conséquences imprévues, non voulues, de l’œuvre des réformateurs, conséquences souvent fort éloignées de tout ce qu’ils s’étaient proposé d’atteindre, parfois même en contradiction avec cette fin.
Ainsi la présente étude pourrait sans doute contribuer, pour sa modeste part, à faire comprendre de quelle façon les « idées » deviennent des forces historiques efficaces. (I, 3, p. 58)


Il ne s’agira donc que de peser l’influence qu’a eue la Réforme, parmi d’autres facteurs, sur l’esprit capitaliste, sans croire qu’elle fût unique : « notre unique souci consistera à déterminer dans quelle mesure des influences religieuses ont contribué, qualitativement, à la formation d’un pareil esprit, et, quantitativement, à son expansion à travers le monde. » (I, 3, p. 59)
Ce sera la « diaspora calviniste » qui sera la « pépinière de l’économie capitaliste », plus que toute autre doctrine protestante, dont le dogme le plus caractéristique est celle de la prédestination (II, 1, A, p. 64), bien qu’elle soit aussi commune au jansénisme et à Pascal. Les élus sont séparés du reste des peuples en étant prédestinée dans leur état de grâce (p. 85).


La grâce de Dieu est aussi impossible à perdre pour ceux à qui elle a été accordée, qu’impossible à gagner pour ceux à qui elle a été refusée.


Ceux-là ne sont qu’un petit nombre d’hommes, dont l’Eglise se trouve dissoute, remplacée par un spiritualisme individuel, éloigné du Dieu, de sa propre chair, et de son prochain (exemple du puritanisme, p. 69), ramené qu’en lui-même à rencontrer le premier, n’ayant souci que de son salut personnel et de sa propre conduite ascétique, c’est-à-dire rationnelle au sein du monde.


Leurs [aux institutions sociales calvinistes] motifs intimes sont toujours « individualistes », « rationnels ». L’individu n’y entre pas avec ses émotions. (II, 1, A, note ; certaines sectes admettent ce sentiment)


Mais comment le gouffre entre Dieu et l’individu se résorbe-t-il, pour que le travail « bourgeois », éthique ainsi qu’organisé, puisse surgir au sein du débat religieux ? Il faut recourir à la participation et à la mimésis platonicienne [« Selon Spener, l’aristotélisme, tout spécialement, constitua pour le christianisme un élément des plus nuisibles. Tout autre courant était préférable, en particulier le platonisme. » (p. 100, note)] : le lien entre les œuvres (de l’individu) et son état de grâce (Dieu) imite celui qui existe entre symbole et symbolisé : celui-là n’est qu’un moyen technique de reconnaissance, il ne détermine en rien ce de quoi il provient. Mais il est le seul moyen de savoir. Ainsi l’ascèse pourra être déterminée par la profession, la vocation sur terre, preuve de l’état de grâce qui enlève au fidèle l’angoisse du salut en la remplaçant par la tâche quotidienne. « Beruf », ou ses équivalents anglais, néerlandais, etc. des pays du nord de l’Europe, a été par Luther l’instrument pour fondre deux idées : celle de l’appel divin ou ecclésiastique, et celle du travail temporel, alors qu’avant Luther les deux sens restaient sans relation. Mais la tâche restera chez Luther donnée par le sort et selon la satisfaction des besoins ; chez les autres (calvinisme, puritanisme, piétisme, etc.), par le choix et l’utilité, limitée à ce précepte : Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché (p. 123) : fin en soi, refus des jouissances immédiates du profit, de l’usage reflétant la créature, seule l’acquisition rationnelle fut louée. Particulièrement en l’Angleterre puritaine, post-élisabéthaine, l’on assistera alors à la chute des divertissements considérés comme inutiles (littérature non scientifique, beaux-arts), non-profitables. Le seul plaisir admis était celui qui ne devait rien coûter (p. 131), puisque chaque penny appartenait à Dieu et devait être usé pour sa gloire, avec un résultat nécessaire :


Si pareil frein de la consommation s’unit à pareille poursuite débridée du gain, le résultat pratique va de soi : le capital se forme par l’épargne forcée ascétique. (II, 2, p. 134)

En tant que telle, la richesse constitue un danger grave ; ses tentations sont incessantes; la rechercher est insensé. [...] Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est le repos dans la possession. [...] [La contemplation] plait moins à Dieu que l’accomplissement pratique de sa volonté dans un métier [Beruf] (II, 2, p. 116-7)


En outre, on put établir une analogie entre l’inégalité dans le domaine de la grâce et celle dans celui du monde économique. Le mendiant médiéval, plus que toléré puisqu’il permettait l’aumône, devient un réprouvé puisque sans travail il ne peut manifester sa grâce. Ce n’est qu’après quelques époques que cette religion à laquelle l’éthos était allié devint à son tour un obstacle, lorsque la société ne pouvait plus admettre le refus de l’usage des richesses. Il appartenait à la religion de s’affaiblir.


Les gens présentement animés par l’esprit du capitalisme sont d’habitude indifférents, sinon hostiles à l’Église. Le pieux ennui du paradis a peu d’attraits pour ces natures actives ; la religion leur semble un moyen d’arracher les hommes aux travaux d’ici-bas. (I, 2, p. 39)


Bref, « la conduite rationnelle fondée sur l’idée de Beruf, est né de l’esprit de l’ascétisme chrétien » est L’un des éléments fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne. (p. 140)


Quel avenir ? (en 1905)


Le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être. Car lorsque l’ascétisme se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu’il commença à dominer la moralité séculière, ce fut pour participer à l’édification du cosmos prodigieux de l’ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme – et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se Consumer. Selon les vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’ « un léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter ». Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier.
En même temps que l’ascétisme entreprenait de transformer le monde et d’y déployer toute son influence, les biens de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et inéluctable, puissance telle qu’on n’en avait jamais connue auparavant. Aujourd’hui, l’esprit de l’ascétisme religieux s’est échappé de la cage – définitivement ? Qui saurait le dire... Quoi qu’il en soit, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin de ce soutien depuis qu’il repose sur une base mécanique. Il n’est pas jusqu’à l’humeur de la philosophie des Lumières, la riante héritière de cet esprit, qui ne semble définitivement s’altérer; et l’idée d’accomplir son « devoir » à travers une besogne hante désormais notre vie, tel le spectre de croyances religieuses disparues. (II, 2, p. 141)


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Bibliographie :
Weber, Max. L’éthique du protestantisme et l’esprit du capitalisme, 1905.
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html


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