Kant : Sur la pédagogie


Si l’on devait justifier la lecture de ce petit traité en supposant faussement que tout Kant réside dans les trois critiques, l’on dirait qu’il fournit une bonne introduction à celles-ci, en sus de sa brièveté. Par exemple :


« L’esprit [Witz] ne fait que des sottises, quand il n’est pas accompagné de jugement [Urteilskraft]. L’entendement [Verstand] est la connaissance du général. L’imagination est l’application du général au particulier. La raison [Vernunft] est la faculté d’apercevoir la liaison du général avec le particulier. »


Mais le traité apporte moins de représentation vers l’œuvre qu’il n’en est une perspective, anthropologiquement optimiste ; aussi le passage ci-dessus n’aura de sens que dans le discours qui l’a enfanté, parlant de l’éducation libre, de la mémoire avec l’entendement, selon la nature des choses et des sens, de l’histoire exerçant l’entendement au jugement. Aussi le discours connu par cœur n’aura aucun effet, etc. Les vues de Kant sont résolument modernes avant l’heure, quand on voit l’éducation telle qu’elle continue d’être pratiquée bien longtemps après lui : par exemple, il explique qu’il faut exercer les enfants à lire de tête [aus dem Kopfe], que la mémoire suppose l’attention, qu’on doit unir la science et l’éloquence, la règle (entendement) et l’usage (jugement) ; ne rien répéter sans comprendre, et surtout,


La meilleure manière de cultiver les facultés de l’esprit, c’est de faire soi-même tout ce que l’on veut faire, par exemple de mettre en pratique la règle grammaticale que l’on a apprise. On comprend surtout une carte géographique, quand on peut l’exécuter soi-même. Le meilleur moyen de comprendre, c’est de faire [Das Verstehen hat zum größesten Hülfsmittel das Hervorbringen.]


Contre une pédagogie quelquefois actuelle de la récompense contre la punition, concernant maintenant l’éducation morale :


Lorsqu’un enfant ment, par exempte, on ne doit pas le punir, mais le traiter avec mépris, lui dire qu’on ne le croira plus à l’avenir, etc. Mais si on le punit, quand il fait mal, et qu’on le récompense, quand il fait bien, il fait alors le bien pour être bien traité ; et, lorsque plus tard il entrera dans le monde où les choses ne se passent point ainsi, mais où il peut faire le bien ou le mal sans recevoir de récompense ou de châtiment, il ne songera qu’aux moyens de faire son chemin et sera bon ou mauvais, suivant qu’il trouvera l’un ou l’autre plus avantageux.


Ni récompense ni punition (positive), c’est dire que l’éducation morale est d’un autre ordre que l’éducation « physique » (corps et âme), soumise à des lois « extérieures » alors que la morale est fondée sur des maximes « subjectives », tirées de l’entendement. Alors seulement il peut y avoir une obéissance absolue (sous la contrainte), mais aussi volontaire (sous la confiance) (p. 95). Ancêtre en bonne part de notre morale, tout l’enseignement est dirigé vers l’humanité, non les petits intérêts personnels ou immédiatement sociaux ; vers une idée de l’homme, ce qu’il pourrait être, du développement dans l’homme de « toutes ses dispositions naturelles », et plus précisément à « donner la forme » à cette nature (p. 44), selon un seul principe de l’ordre de l’espèce puisque l’éducation se fait par l’homme. C’est pourquoi « l’éducation est un art dont la pratique a besoin d’être perfectionnée » (p. 46), de même que la nature humaine qui en est capable. Réécriture de Pico della Mirandolla (1463-1494) :


Gehe in die Welt, ich habe dich ausgerüstet mit allen Anlagen zum Guten. Dir kömmt es zu, sie zu entwickeln, und so hängt dein eignes Glück und Unglück von dir selbst ab.
Entre dans le monde. J’ai mis en toi toutes sortes de dispositions pour le bien. C’est à toi qu’il appartient de les développer, et ainsi ton bonheur ou ton malheur dépend de toi.


A la question de la finalité répond la question de l’origine. « La question est de savoir si l’éducation dans l’individu doit imiter la culture que l’humanité en général reçoit de ses diverses générations. » (p. 47) Pour articuler origine et finalité, il faut un plan, une raison (judiziös), non un mécanisme lié au dressage, qui permet au principe de l’éducation d’éduquer selon un état meilleur, non présent, une destination d’ensemble. Or, « Les parents n’élèvent ordinairement leurs enfants qu’en vue du monde actuel, si corrompu qu’il soit. » A cet obstacle s’ajoute celui que « les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. » (49) Parents et princes est analogique, maison et Etat, sous l’idée d’une restriction alors que l’éducation doit viser l’homme en général, par-delà la particularité des nations.
Ce plan très vaste répond aux deux pratiques jugées les plus complexes : éduquer et gouverner. Celle-là se divise en deux parts : l’éducation physique (corps et âme) et l’éducation morale. Profitons dès lors d’un schéma :


 I. L’éducation « physique », naturelle


1. L’éducation du corps


L’éducation du corps comprend les soins, liés au corps (nourritures, mouvements, sensibilité), jusqu’à la discipline, dont l’œuvre doit se borner à empêcher la nature de se corrompre. Les soins sont lâchement communs avec l’animal ; la discipline, aspect négatif de la culture, dépouille l’homme de son animalité, le fait homme.


En général il faut remarquer que la première éducation doit être purement négative, c’est-à-dire qu’on ne doit rien ajouter aux précautions qu’a prises la nature, mais se borner à ne pas détruire son œuvre. (p. 64)


Entre les soins et la discipline il y a une relation forte : chez l’animal, l’absence de discipline propre répond à une « discipline » de la nature les instincts limitent les appétits. Chez l’homme, surtout quand il grandit, la négativité de la discipline répond à l’excès positif des passions, en particulier la liberté. Mais « l’enfant pourrait être guidé par ses seuls instincts » (p. 98). Il s’agit de mesure. Il vaut mieux d’abord « laisser les enfants apprendre par eux-mêmes, » en prenant soin d’empêcher le mal ; les laisser crier sans réagir, sans quoi ils deviendraient des despotes : de toute façon, « on n’a pas besoin de briser leur volonté quand on ne les a pas gâtés d’abord. » (p. 67) « Tout ce que doit faire l’éducation, c’est d’empêcher les enfants de devenir trop mous, » sans être trop dur, entre la cruauté et les caresses seules, afin de contenir l’habitude, donc la liberté. Mais à mesure qu’il grandit, « il a besoin de l’idée du devoir ». La nature se décline : il y a nature et nature humaine. Même si Kant met en parallèle des besoins de l’homme avec le règne de la nature comparaison implicite à l’animal (pp. 39 pour les soins, 42 pour l’instruction) et métaphore de la plante (pp. 45 et 50)  car l’homme est créature capable d’éducation et de société, les deux termes s’impliquant réciproquement, du moins dans le domaine de la culture physique , l’homme devra bientôt s’identifier à la loi intérieure, morale. Le « soleil » et « l’air » la contiennent peut-être déjà en puissance.


Ein Baum aber, der auf dem Felde allein steht, wächst krumm und breitet seine Äste weit aus; ein Baum hingegen, der mitten im Walde stehet, wächst, weil die Bäume neben ihm ihm widerstehen, gerade auf und sucht Luft und Sonne über sich.
Un arbre qui pousse isolé au milieu d’un champ perd sa rectitude en croissant et étend ses branches au loin ; au contraire celui qui croit au milieu d’une forêt se conserve droit, à cause de la résistance que lui opposent les arbres voisins, et il cherche au-dessus de lui l’air et le soleil.


La discipline empêche l’homme de se détourner de sa destination (Bestimmung, vocation) et le soumet à la loi en général, « commence à lui faire sentir la contrainte des lois. » (p. 41)


On envoie d’abord les enfants à l’école, non pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’y accoutument à rester tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, afin que dans la suite ils sachent tirer à l’instant bon parti de toutes les idées qui leur viendront. (p. 41)

Le manque de discipline est un pire mal que le défaut de culture [sens restreint, au sens d’instruction], car celui-ci peut se réparer plus tard. (p. 43)


2. La culture physique de l’esprit, ou de l’âme


La discipline articule le corps et l’esprit, l’individu et la société, la nature et la culture. Négative, la culture demande un aspect positif, c’est l’instruction. Elle se rapporte à la science et à l’habileté, connaissance des moyens pour une fin dont la valeur sera transférée à la culture morale (voir plus bas). Contrairement à l’éducation morale, l’instruction est tournée vers la nature et non la liberté. Elle est soit libre (le jeu, naturel et sans but) ou scolaire [Scholastische] (le travail, sérieux, social, contraignant et avec un but). « L’enfant doit jouer [...], mais il doit aussi apprendre à travailler. » (p. 80) Ceci se supporte de l’observation générale suivante :


« Der Mensch muß auf eine solche Weise okkupiert sein, daß er mit dem Zwecke, den er vor Augen hat, in der Art erfüllt ist, daß er sich gar nicht fühlt. »
« L’homme doit être occupé de telle manière que, rempli du but qu’il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même. » (p. 81)


L’éducation se tourne vers la nature (physique) et vers la liberté (pratique). Cette dernière demande une culture qui peut être pragmatique ou morale. (79)


II. L’éducation pratique (pragmatique ou morale)


1. De l’habileté à la moralité


« Donner des lois à la liberté est tout autre chose que cultiver la nature. » (p. 79) Témoins de la rupture entre pratique et physique, entre discipline et maxime « la culture morale doit se fonder sur des maximes, non sur une discipline. Celle-ci empêche les défauts, celle-là forme la façon de penser » , entre les lois extérieures et intérieures, il faut trouver dans le développement de l’enfant le passage entre savoir mécanique, utilitaire (finalité personnelle ou sociale), et conscience (finalité humaine). L’habileté et la prudence sont respectivement le savoir des moyens pour atteindre des fins déterminées, et l’art de se servir de ce savoir. Mais la moralité cherche à connaître la valeur de ces fins.


2. De soi à l’humain, l’idée du bien


A la tripartition ci-dessus répond, en gros, la tripartition suivante :


« L’homme est capable de gouverner les choses par ses dispositions techniques (mécaniques, unies à la con­science), de gouverner les autres par ses dispositions pragmatiques, qui consistent à tirer parti des autres hommes pour ses propres fins), et d’agir sur lui-même par ses dispositions morales (suivant le principe de liberté soumis à des lois à l’égard de soi-même et d’autrui). (Anthropologie, deuxième partie. Nous soulignons)


Il y a une gradation de la fin à valeur individuelle (didactique), publique (pragmatique), et humaine (moralité). Négligée, cette dernière est laissée aux prédicateurs, qui n’enseignent pas que le bien peut être aimé pour lui-même. C’est l’étape à développer : « Nous vivons dans une époque de discipline, de culture et de civilisation, mais qui n’est pas encore celle de la moralisation. » « Dans l’état actuel des choses, on peut dire que le bonheur des États croît en même temps que le malheur des hommes. »
La moralité fait que « l’homme se censure, en fixant ses regards sur l’idée de l’humanité. » (p. 107) On doit s’estimer « d’après les idées de sa raison », non « d’après la valeur des autres », car quand on fait ainsi, on « cherche, ou bien à s’élever au-dessus d’eux, ou bien à les rabaisser. » (p. 109). A ce niveau, l’opposition entre l’individu et le social n’a plus cours, le devoir réalise l’humain dans chacun. Le travail de la nature est loin, et la question de savoir si l’homme est naturellement bon ou mauvais est oiseuse : « L’homme n’est pas naturellement un être moral » (p. 111), la moralité n’est pas de l’ordre de la nature.


Il y a une loi du devoir, que ce n’est pas la commodité, l’utilité ou d’autres considérations de ce genre qui le déterminent, mais quelque chose de général qui ne se règle pas sur les caprices des hommes. (p. 113)


Bibliographie
Kant, E. Traité de pédagogie [trad. J. Barni], Alcan, Paris 1886.
Kant, I. Über Pädagogik. Nicolovius, Königsberg, 1803.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire