La réflexion philosophique, systématique ou
épisodique, sur le travail est récente, ce qui est lié à l’histoire de l’idée,
à l’emploi du mot, à l’histoire même de ce dernier. Quant à la technique, chose
bien différente à première vue, avant qu’elle ne s’y associe nous verrons de
même comment elle se définit et se caractérise.
Munch, Selvportrett, 1909-1910 |
I. Les définitions du
travail et de la technique
Oserions-nous rapprocher l’idée à l’une de ses
acceptions lointaines ? Oui, si cette dernière nous permet d’éclairer son
point de vue. Le travail, c’est aussi tous les phénomènes mécaniques et les douleurs
de l’accouchement.
Jusqu’au XVIe siècle, le travail est souvent joint à la peine : l’on pensera encore au
mot duquel on le tire du latin, le « tripalium »,
un instrument de torture, au « travail forcé », qui selon Voltaire
fait davantage peur au crime que la potence. Il en est que tous ces champs
sémantiques ne se déplacent qu’au XVIIIe siècle, vers l’idée d’une activité
propre à un domaine technique. Au fur et à mesure du cloisonnement et de la
poussée des sciences, il ira s’appliquer au-delà de l’homme, aux choses même
qui travaillent, ont une activité. Mais aussi il reste attaché à la
« besogne », c’est-à-dire au besoin.
Par un heureux hasard pour nous (ce n'en est bien sûr pas un), la technique apparaît aussi vers le XVIIIe
siècle, et s’entiche pour le travail puisqu’elle est la manière de l’accomplir,
accomplir les « arts » en général.
II. Une brève histoire du
travail et de sa conception
A partir de l’étymologie du mot (en français) nous
pouvons embrasser, à travers les âges, comment l’accomplissement d’une tâche —
et de quelle tâche — est vu.
Dans la tradition biblique, le travail est la conséquence de la
désobéissance et de la déchéance d’Adam et d’Eve. Il sera ainsi considéré,
comme malédiction divine, jusqu’aux Lumières qui vont, elles, en prendre une
acception différente. Il est ainsi vu en opposition aux animaux, qui ni ne
travaillent ni n’ont d’autres objets techniques que leurs organes propres,
immanents.
Plus précisément — et heureusement qu’il existe
plus de précision, — l’antiquité grecque divise les arts selon qu’ils sont libres ou serviles : monde scindé entre
intelligible et sensible, des premiers seront la philosophie, la géométrie, l’arithmétique,
et ainsi de suite (trivium et quadrivium au Moyen Âge). Aujourd’hui
encore nous retenons de profession libérale le fait qu’elle n’offre que des
« services » intellectuels.
Mais les seconds, serviles, concernent les arts ayant pour but de transformer
le monde sensible ; ils sont les arts de l’esclave, son travail (en grec d’ailleurs,
les travaux sont appelés « douleia »,
du mot d’esclave, ou « ergon »,
du mot d’œuvre, selon la personne qui les exerce ou ce qui en résulte). Un
monde révolu certainement, mais un monde dans lequel le contremaître économe (le villicus) recevait moins d’argent que
les esclaves puisque son travail demandait moins.
Pendant de longs siècles, le travail reste pris
dans cette signification. Mais les Lumières, — l’ascension d’une bourgeoisie
nouvelle, celle des arts libéraux, qui d’ailleurs en vit peu, — vont lui rendre
un sens positif. C’est donc au cours de la modernité, depuis le XVIIe siècle,
que le travail connaît davantage de mutations : la mécanisation, engagée
dès la Renaissance (l’horloge, l’imprimerie, etc.), s’accentue jusqu’à devenir,
trois siècles plus tard, le socle de l’usine et de sa production de masse.
Cette masse impliquera aussi celle du travailleur, qui peu à peu sera organisée
puis s’organisera un peu plus elle-même, et l’exaltation du travail par Marx,
au XIXe siècle.
A mesure que la société humaine s’échappe de la
nature et croit même pouvoir fuir les besoins de celle-ci, rentre dans un âge
où l’homme social retrouve les limites qu’il a crues avoir laissés dans les
bocages, à la mesure des révolutions industrielles, la machine au grand dam des
utopistes n’a toujours pas remplacé le travail. Elle lui a simplement
profondément redessiné le visage, réduit ses heures, etc. sans en changer la
qualité essentielle : il reste travail. Cette valeur inhérente a été mise en
avant par Marx, qui l’oppose au capital :
D’abord Aristote exprime clairement que la forme
argent de la marchandise n’est que l’aspect développé de la forme valeur
simple, c’est à dire de l’expression de la valeur d’une marchandise dans une
autre marchandise quelconque, car il dit :
« 5 lits = 1 maison » (Κλίναι πέντε
ἀντι οἰκίας) « ne diffère pas » de :
« 5 lits = tant et tant d’argent » (Κλίναι πέντε
ἀντι... ὅσου πέντε κλίναι).
Il voit de plus que le rapport de valeur qui confient
cette expression de valeur suppose, de son côté, que la maison est déclarée
égale au lit au point de vue de la qualité, et que ces objets, sensiblement
différents, ne pourraient se comparer entre eux comme des grandeurs
commensurables sans cette égalité d’essence. « L’échange, dit-il, ne peut avoir
lieu sans l’égalité, ni l’égalité sans la commensurabilité » (οὔτ’ ἰσότης
μὴ οὔσης συμμετρίας*). Mais ici il hésite et renonce à l’analyse de la
forme valeur. « Il est, ajoute-t-il, impossible en vérité (Τῇ μὲν οὖν ἀληθείᾳ ἀδύνατον*) que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles », c’est-à-dire
de qualité égale. L’affirmation de leur égalité ne peut être que contraire à la
nature des choses ; « on y a seulement recours pour le besoin pratique ».
Ainsi, Aristote nous dit lui-même où son analyse vient
échouer, — contre l’insuffisance de son concept de valeur. Quel est le « je ne
sais quoi » d’égal, c’est-à-dire la substance commune que représente la
maison pour le lit dans l’expression de la valeur de ce dernier ? «Pareille
chose, dit Aristote, ne peut en vérité exister. » Pourquoi ? La maison
représente vis-à-vis du lit quelque chose d’égal, en tant qu’elle représente ce
qu’il y a de réellement égal dans tous les deux. Quoi donc ? Le travail humain.
Marx, Le capital, I, section 1, chap.1, III,
1867
*Aristote,
Ethique à Nicomaque, 1133b18-19
Le sens général de la critique marxiste se
fonde encore sur l’histoire du travail : selon lui, l’histoire est une
dialectique par laquelle les diverses phases du travail — esclavage, servage,
salariat — ne s’expliquent que dans la négation de la phase qui les précèdent
et devraient déboucher sur le communisme. Toutes sont l’expression d’une
domination de l’homme par l’homme en société, divisés en classes sociales
luttant pour leurs intérêts propres. Il doit cette conception à la dialectique
de Hegel, qu’il a retournée dans un sens matérialiste : pour lui, la
production réalisée par le travail réalise la conscience sociale, et celle-ci
la conscience individuelle. Il veut ainsi employer le travail comme outil
philosophique, que les penseurs ont oublié, pour résoudre des questions a
priori théoriques.
Le
principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes — y
compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y
sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité
humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui
explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition
au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît
naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des
objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne
considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective. [...]
La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une
vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique.
C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la
réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La
discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la
pratique, est purement scolastique.
Marx, Thèses
sur Feuerbach, I-II, 1845
A cette époque, qui entend donc Hegel dire que
le travail libère l’homme de la servitude naturelle, le principe dominant de sa
compréhension est « l’éthique capitaliste » et à sa forme de
production, l’une née pendant l’ère protestante (selon Weber), l’autre se
développant à partir d’elle, au cours des XVIIe (Colbert), XVIIIe (première
révolution industrielle, thèses d’Adam Smith), XIXe (premières usines, seconde
révolution industrielle), et continuant ainsi. Nous l’avons dit, le travail va
au-delà d’un art de production.
III. Travail, technique et
société
L’homme
est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette
différence pourtant que la fourmi possède des moyens tout faits d’atteindre le
but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par
conséquent pour en varier la forme.
Bergson, De la position des problèmes, philosophie et conversation.
Les points communs entre ce couple de notions
sont multiples : ils sont humains d’abord, mais plus précisément sont en
rapport à sa culture et sa société : l’homme ne connaît le travail, et l’organisation
que le travail implique qu’à partir du moment où il est un phénomène social. Les
théoriciens de l’économie y voient surtout une fonction sociale première :
sa division permet, outre une production plus intense, la catégorisation
précise de l’individu au sein de la machine politique.
La relation est dès lors plus évidente :
comme la technique sur laquelle souvent il repose — pensez à l’outil pour l’agriculture,
— le travail est une activité systématique bien plus qu’épisodique, régulière
donc, liée plus ou moins à des contraintes naturelles : les saisons pour
le travail agricole, les contraintes seulement physiques pour l’industrie,
humaines plutôt pour les « travaux » libéraux. Plus précisément, l’objet
technique fera partie, en économie, des moyens de production, et du capital.
Mais dans tous les cas,
En
produisant, les hommes ne sont pas seulement en rapport avec la nature. Ils ne
produisent que s’ils collaborent d’une certaine façon et font échange de leurs
activités. Pour produire, ils établissent entre eux des liens et des rapports
bien déterminés.
Marx, Travail
salarié et capital, 1847
IV. Travail et nécessité
Dire
que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’antiquité parce qu’ils
étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les
Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir
des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui
pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on
défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement
à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie
humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se
libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La
dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car
il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des
animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, par
exemple par la manumission, ou si un changement des conditions politiques
générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la «
nature » - de l’esclave changeait automatiquement.
L’institution
de l’esclavage dans l’antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se
procurer de la main-d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue
de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des
conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres
animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C’était d’ailleurs aussi la
raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave.
Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de
mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes
n’ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être
humain ; il refusait de donner le nom d’« hommes » aux membres de l’espèce
humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.) Et il est vrai
que l’emploi du mot « animal » dans le concept d’animal laborans, par opposition à l’emploi très discutable du même mot
dans l’expression animal rationale,
est pleinement justifié. L’animal laborans
n’est, en effet, qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces
animales qui peuplent la terre.
Arendt, Condition de l'homme moderne
Il faut distinguer les formes sociales du
travail, d’un homme ou classe à un ou une autre, des formes que peut prendre le
travail lui-même : manuel, intellectuel, etc. Contrairement à l’esclave
intendant de Rome, l’ouvrier devient lui-même l’outil du bourgeois, avec
l’analyse marxiste :
L'ouvrier
s’appauvrit d'autant plus qu’il produit plus de richesse, que sa production
croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise. Plus le
monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise ;
l’un est en raison directe de l’autre.
Marx, Manuscrits
de 1844.
La technique, quant à elle, et nous le savons,
s’oppose à la fois à la nature et aux beaux-arts, par deux variables :
tout d’abord une fin déterminée ; ensuite des contraintes physiques que ne
connaît pas l’art.
V. Travail et liberté
Il faut distinguer la liberté au niveau de la
société, liberté politique, de la liberté individuelle. Depuis Hegel les deux
deviendront la fin vers laquelle tend le travail, que le travail rend surtout
possible, et par rapport à l’individu permettra l’apprentissage, par le
travail, d’une discipline remettant à plus tard la satisfaction des désirs.
C’est, quelques décennies auparavant, cette
dernière idée que n’a pas prise en compte le livre d’Adam Smith (1776),
n’étudiant la « richesse des nations » que selon une vision générale
de la société, mais en ouvrant sur une véritable opposition entre le capital et
le travail, alors qu’avant lui les « physiocrates » voyaient dans la
terre la principale source de valeur, caractère des sociétés agricoles et non
industrielles.
Peu à peu, et dans ce cadre, l’on voit se
dessiner une pensée qui devient éminemment sociale, plus lointaine du
naturalisme et de l’individualisme. L’homme s’esquisse contre la valeur.
VI. Travail et valeur
Il
faut observer que le mot valeur a deux significations différentes ; quelquefois
il signifie l’utilité d'un objet particulier, et quelquefois il signifie la
faculté que donne la possession de cet objet d'en acheter d'autres
marchandises. La valeur d’une denrée quelconque pour celui qui la possède, et
qui n’entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a l'intention de l’échanger
pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en
état d’acheter ou de commander.
Le
travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute
marchandise. [...] Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat
primitif de toutes choses.
Smith, Recherches
sur la nature et sur les causes de la richesse des nations, 1776
Mais, plus précisément, qu’est-ce que la valeur ?
...même en dehors de la langue, toutes les
valeurs semblent régies par ce principe paradoxal. Elles sont toujours constituées
:
1° par
une chose dissemblable susceptible d'être échangée contre celle dont la valeur
est à déterminer ;
2° par
des choses similaires qu'on peut comparer avec celle dont la valeur est en
cause.
Ces
deux facteurs sont nécessaires pour l'existence d'une valeur. Ainsi pour
déterminer ce que vaut une pièce de cinq francs, il faut savoir : 1° qu'on peut
l'échanger contre une quantité déterminée d'une chose différente, par exemple
de pain ; 2° qu'on peut la comparer avec une valeur similaire du même système,
par exemple une pièce d'un franc, ou avec une monnaie d'un autre système (un
dollar, etc.). De même un mot peut être échangé contre quelque chose de
dissemblable : une idée ; en outre, il peut être comparé avec quelque chose de
même nature : un autre mot. Sa valeur n'est donc pas fixée tant qu'on se borne
à constater qu'il peut être « échangé » contre tel ou tel concept, c'est-à-dire
qu'il a telle ou telle signification ; il faut encore le comparer avec les
valeurs similaires, avec les autres mots qui lui sont opposables. Son contenu
n'est vraiment déterminé que par le concours de ce qui existe en dehors de lui.
Faisant partie d'un système, il est revêtu, non seulement d'une signification,
mais aussi et surtout d'une valeur, et c'est tout autre chose. [Nous
soulignons]
Saussure, Cours de linguistique générale, 1916
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