Quand
Diagoras, qu’on surnomme l’Athée, vint dans Samothrace, un de ses amis lui
dit : Toi qui penses que les dieux négligent les affaires des hommes,
vois-tu bien par tous ces tableaux combien de gens, adressant leurs vœux au
ciel, ont échappé aux tempêtes et ont trouvé leur salut au port ? — Sans
doute, répliqua Diagoras ; mais ceux qui ont fait naufrage et qui ont péri
dans les flots, ne se sont pas fait peindre.
Cicéron, De natura deorum, Livre III, 36
La religion rencontre de grandes difficultés de
conceptualisation et même, si on la restreint à ses formes en Europe, à de
vives critiques puisque le problème est d’actualité. Par exemple l’on dira que
la religion résout un problème sans l’avoir posé. Mais ce n’est pas la définir.
I. Définir la religion
En latin, religio
signifie le scrupule, la conscience. L’origine de ce mot est par contre
contestée.
Les
philosophes n’ont pas été les seuls à distinguer la religion de la
superstition, nos pères ont fait aussi cette distinction. En effet, ceux qui
priaient et offraient des sacrifices pendant des journées entières, pour que
leurs enfants leur survécussent (superstites
essent), ont été qualifiés de superstitieux, terme qui, plus tard, s’est
étendu plus généralement.
Ceux,
au contraire, qui s’occupaient avec soin de tout ce qui tient au culte des
dieux, et qui, pour ainsi dire, le relisent sans cesse, sont appelés religieux,
de religere.
Cicéron, De natura deorum, Livre II, 28
D’autres diront qu’au contraire religio signifie la relation. Le débat a
fait rage pendant tout le XXe siècle, montrant surtout que la première
étymologie est centrée sur soi alors que la seconde, au contraire, a établi son
regard vers l’autre, la divinité.
Mais, il importe peut-être moins de le savoir
que de comprendre que très tôt la religion s’oppose à la superstition. La religion, seule, signifie un rapport de l’homme à
la divinité, à un ordre supérieur, qui a priori n’a pas davantage de
détermination. Elle concernerait l’ordre du surnaturel, et là s’oppose à la science (voir IV). Mais le XVIIe
siècle la considérait pourtant en accord avec cette dernière, et le mot
« surnaturel » lui-même est récent, supposant scientifiquement un
ordre naturel de choses : nature, science et raison sont une chose pour la
pensée moderne — classique, — qui voit dans la pensée religieuse la réponse à
l’extraordinaire. Mais, encore une fois, celle-ci est davantage une explication
de l’ordinaire et non du mystère. Se définit-elle alors par la divinité ? Alors le Bouddhisme, athée,
ne sera pas une religion, qu’il faudrait plutôt voir par rapport à des êtres à
qui l’on peut avoir une relation langagière (prières et invocations, et avec
soi) et active (sacrifices et offrandes), ainsi que la distinction entre le
religieux et le profane,
c’est-à-dire un ordre de valeurs. On le voit, l’irréductible multitude rend l’analyse
malaisée tout en la rendant très désirable.
II. Quelques formes de
religions et leurs réflexions par l’Occident
Le monothéisme, au regard de toutes les
religions de l’homme, est de loin la règle. Il fut cependant vu par de nombreux
philosophes du XIXe siècle comme un aboutissement. Cette conception, liée à la
pensée que l’histoire se construit et suit, au-delà de la ligne du temps, un
certain progrès qualitatif ou intellectuel, est celle précisément de cette
époque, souvent négligeant l’étude plus profonde de mondes étrangers. Ainsi
parmi les monothéismes — Judaïsme, Christianisme, Islam — cette pensée voit le
Christianisme comme seul aboutissement, pour bien des raisons cependant, la
première de laquelle est le dogme de l’incarnation, où l’esprit et le corps, le
général et le particulier, se sont rencontrés.
Auguste Comte voit trois étapes au progrès « historique » de
la religion :
- Le fétichisme,
l’homme croyant que tous les êtres ont des intentions — l’homme qui personnifie
la nature ;
- Le polythéisme
précise, dans une relation souvent anthropomorphique, plusieurs dieux ayant des
caractères propres ;
- Le monothéisme
enfin met entre les mains d’un seul dieu tous les pouvoirs.
Ces trois moments sont ceux d’un premier
mouvement plus général, l’étape théologique, à laquelle se succèdent l’âge
métaphysique et l’âge positif. Le second correspond à l’âge où l’homme cherche
le mystère dans des essences ayant des vertus propres, inexplicables par le
dieu : Molière aussi parlera de la « vertu dormitive » de
l’opium, et son âge est celui qui prolonge le premier en voyant ses
abstractions (la Raison, la Nature, etc.) dans la réalité. L’âge positif, lui,
est l’avènement de la science, des lois naturelles étayées par l’observation et
l’expérimentation.
Dans la même veine Hegel voit trois moments
religieux : celui de la nature (Orient), de l’art (Grèce) et la religion révélée
(chrétienne). Nous voyons, comme Durkheim l’aura vu un peu plus tard,
l’implicite que contient cette théorie : l’homme serait au sommet du
vivant, son genre au sommet même de la fonction biologique du vivant, au sein
des cultures humaines les chrétiens seraient au sommet des formes religieuses.
On passerait du simple au complexe, comme dans une dissertation !
Quant à la relation entre religion et magie,
nous y consacrerons la partie ci-dessous. Notons, entre parenthèse, la
différence entre les religions d’images — et l’importance de l’image, que
celle-ci soit humaine, à moitié (Egypte) ou pas du tout, — qui s’opposent aux
religions « abstraites ».
III. Religion, mythologie,
magie
Malgré ce que Comte ou Hegel en ont dit, l’on
pourrait ne pas rattacher à la religion la mythologie ni la magie. L’une,
discours, idée sans corps, discours qui a pour valeur le vraisemblable et non
le vrai (de la foi religieuse ou objectale, réel de la science) s’oppose
d’abord, par ces caractères, à la magie, corps sans idée.
Il est vrai que dans beaucoup de religions la
relation au corps est importante : pensons un instant aux interdits
alimentaires, à la défense d’atteler l’âne avec le cheval, au sacrifice, à
l’agitation des branches de saule pour qu’il pleuve. En quoi ces choses le
seraient par un dieu séparé du monde ? Quel intérêt y aurait-il ?
Pourtant religion et magie s’abhorrent, la magie prenant souvent le contrepied
de la première, n’ayant en outre jamais « d’église » mais des clients.
Pensons ensuite à l’exercice de la prière,
relation toute logique au dieu, à soi, à son formalisme (sa forme figée),
souvent prise à la lettre au-delà du caractère symbolique. C’est à ce niveau,
la relation qu’instaure le symbolique, qu’il faudra également juger la
religion, mais également la science et la pratique.
Durkheim écrit que « les
représentations religieuses sont des représentations collectives qui expriment
des réalités collectives ; les rites sont des manières d’agir qui ne prennent
naissance qu’au sein des groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, à
entretenir ou à refaire certains états mentaux de ces groupes. » C’est à
peu près ainsi que Kuhn verra la science.
IV. Religion et théorie,
superstition et science
C’est,
en effet, un postulat essentiel de la sociologie qu'une institution humaine ne
saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n’aurait pu
durer. Si elle n'était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait
rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher. [...] Sans doute, quand on
ne considère que la lettre des formules, ces croyances et ces pratiques
religieuses paraissent parfois déconcertantes et l’on peut être tenté de les
attribuer à une sorte d'aberration foncière. Mais, sous le symbole, il faut
savoir atteindre la réalité qu’il figure et qui lui donne sa signification
véritable. Les rites les plus barbares ou les plus bizarres, les mythes les
plus étranges traduisent quelque besoin humain, quelque aspect de la vie soit
individuelle soit sociale. Les raisons que le fidèle se donne à
lui-même pour les justifier peuvent être, et sont même le plus souvent,
erronées ; les raisons vraies ne laissent pas d'exister ; c’est affaire à la
science de les découvrir.
Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, introduction, 1912
Nous l’avons un peu vu déjà, la religion et la
science ne s’opposent pas absolument, puisqu’ils trouvent de quoi à s’opposer
ensemble : la superstition, la mythologie, la magie, etc. Et contre toute
attente, l’Antiquité a déjà connu tout ce que nous croyons moderne :
l’athéisme, le matérialisme, la critique du théisme, le dieu des philosophes et
ami de la raison, le panthéisme, etc. Peut-être la distinction entre médecin et
magicien n’est pas non plus radicale.
Peut-être que l’homme aujourd’hui, face à la
complexité de la religion chrétienne, oppose toute pensée religieuse à la
science, car l’histoire a légitimé cette opposition, en particulier les
positions politiques de l’Eglise face à Galilée par exemple. Mais dans
l’absolu, une forme première de religion peut ne pas se scinder de l’enquête
scientifique. La croyance, de plus, peut très bien n’être pas liée à quelque
religion établie : c’est en deux sens ici que l’occidental se croit de
devoir réfuter la religion. D’abord il prend souvent pour universel que la
croyance se limite à l’irrationnel, alors que notre vie quotidienne, sans cesse
expérimentée, peut croire en l’existence d’un objet ; et que l’idée que
derrière la religion se trouve un dieu. Il est là prisonnier de ses propres
discours et histoire. Et pourtant,
Si la
philosophie et les sciences sont nées de la religion, c'est que la religion
elle-même a commencé par tenir lieu de sciences et de philosophie. Mais ce qui
a été moins remarqué, c'est qu'elle ne s'est pas bornée à enrichir d'un certain
nombre d’idées un esprit humain préalablement formé ; elle a contribué à le
former lui-même.
Durkheim, Ibid.
L’homme doit donc à cette pensée, indéterminée
quant à la discipline à l’origine, la matière (l’objet) mais aussi la forme
même. Dès la tradition rationaliste, celle de l’Antiquité et surtout celle du
Classicisme en France, l’homme a cherché pour l’explication de cette
« plus-value » de l’expérience, dans cette relation (ratio signifie d’abord proportion), la
raison divine.
Mais
cette hypothèse a, tout au moins, le grave inconvénient d'être soustraite à
tout contrôle expérimental ; elle ne satisfait donc pas aux conditions
exigibles d’une hypothèse scientifique.
Durkheim, Ibid.
Cet auteur affirme qu’en considérant les
catégories — genres les plus généraux de l’être — comme sociales, on établit la
synthèse des deux antithèses que sont l’empirisme (selon lui la raison se
limite à l’expérience individuelle) et le rationalisme (prend en compte la
relation inversable des faits par la mémoire, mais se place en-dehors de la
science) ; et puisque les catégories s’imposent à l’esprit « sans
être accompagnée[s] d’autre preuve », elles servent encore de lien entre
la pensée scientifique et celle religieuse : comme toutes deux, la
croyance en quelque chose de tellement habituel ne peut créer de conflit,
d’antithèse, philosophique ; par exemple l’attribution à une pierre la
qualité de substance.
Aussi ce n’est pas seulement le caractère
d’origine qui rallie religion et science, mais encore la rupture, de pratique,
que les deux font entre religieux — scientifique — et profane — dogmatique (et
pour l’opinion commune, religion). Aussi la formation scientifique refuse son
histoire, et l’on apprend pas aux étudiants les thèses réputées maintenant pour
fausses ou insuffisantes (Newton par rapport à Einstein par exemple).
Revenons un instant sur la fête des
Tabernacles, où l’on secoue des branches de saule pour qu’il pleuve : il
s’agit vraiment d’une technique, l’application d’un principe vrai pour un effet
prévu, une fin, puisque s’il ne pleuvait pas l’on imputait la faute à
l’accomplissement erroné du rite. La différence, là encore, est ailleurs.
V. Religion, pratique et
histoire
La
religion est une chose éminemment sociale.
Durkheim
Toute l’analyse du sociologue ci-dessus, qui
dépasse simplement religion et science, pourtant se situe à l’époque où
justement le social est progressivement venu remplacer la pensée divine,
l’horizontal par le vertical. Cette assez rapide mutation, explicitement depuis
les Lumières, est en réalité une révolution à l’égal de celle de l’âge moderne
(Descartes) au XVIIe siècle. Elle permet de délimiter l’âge contemporain (XIXe
siècle à nos jours). Cependant cette étude possède sans conteste des éléments
théoriques qui ne laissent pas d’avoir le goût de l’éternité. La pratique est
cette branche de la philosophie, rappelons-le, qui contient la morale et la
politique, c’est-à-dire l’action qui ne produit pas d’œuvre, discipline
davantage que technique. La religion, phénomène social contrairement à la
magie, et symbolique plus « naturelle » contrairement à la science
moderne (qui est mathématique et se démontre souvent par l’impossible, par
exemple le principe d’inertie), peut aussi être vue sous l’angle de son
histoire en Europe, qui enseigne que la science dans nombre de ses aspects entretient
des relations étroites avec la pensée religieuse, puisque la société
intellectuelle (qui savait lire) ne passait presque que par l’Eglise — Copernic
était chanoine.
Un passage insensible, au début de la
Renaissance (XVe siècle), se fait, par exemple, de Raymond Lulle à Nicolas de
Cuse, avec pour fond commun l’obsession de la vérité. Mais progressivement
elles se détachent l’une de l’autre, pendant le XVIIIe siècle surtout, alors
qu’elles ont toujours cohabitées sans encombres, à leurs époques d’activité la
plus intense, de Thomas d’Aquin (théologie rationnelle) au procès de Galilée
(XVIIe s.), procès qui montre l’opposition comme phénomène social plutôt (autant)
que théorique. Le XIXe siècle connaît des critiques virulentes de la religion
par des philosophes tels que Marx (l’opium du peuple) et Nietzsche. Il est vrai
que l’Eglise s’est elle-même dissociée au cours de ces siècles, et s’est éloignée
de ses fidèles ainsi que le pouvoir. Sa position pour la tradition, — liée à la
conception du Livre et du comment l’interpréter, — fut surtout alors contre
celle scientifique qui acceptait davantage le mouvement, — lié à sa conception
mathématique, c’est-à-dire de la relation. Outre la position
« réaliste », qui en soi ne précise pas plus que la thèse d’un Platon
(réalité intelligible), celle d’un empiriste ou encore d’un logicien, il s’agit
alors de deux mouvements sociaux qui ne circulent pas à la même vitesse.
En fait, la science physique naît au VIe avant
J.-C. dans les villes de l’Ionie. Mais le système s’oppose moins à la religion
qu’à la mythologie, et diffère profondément de la science moderne, avec
laquelle elle n’a en commun que la volonté de trouver ses principes dans la
nature. Le comprendre cependant permet de voir comment, encore une fois,
l’histoire plus récente a plus établir des relations entre plusieurs mouvements
qui s’entretiennent et signifient ensemble. On a quelquefois vu dans la science
grecque le continuum de la religion de Babylone, où le roi — élément politique
— était le « dieu ».
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